Sous les feux de la rampe
Etes-vous réellement à la retraite à présent? Ou, en d’autres termes, le serez-vous jamais?
D’après mon âge, il y a longtemps que je suis à la retraite, mais je suis toujours active. Je fais partie de quelques conseils d’administration et organisations de bienfaisance et j’accepte quelquefois des mandats de conseil. L’une de mes occupations les plus intéressantes du moment est mon mandat au sein de la Commission fédérale pour les affaires spatiales. Les personnes qui y siègent sont toutes des spécialistes, mais il leur fallait quelqu’un pour la communication. Bien que je sois une «old cookie», j’en apprends tous les jours et je pose beaucoup de questions. Je suis toujours peinée de voir des personnes âgées qui ne s’intéressent plus à rien. Ne plus poser de questions, c’est éteindre la lumière.
Le public vous a découvert lorsque vous étiez responsable de communication de SAirGroup. Et vous avez ensuite été sous les feux de la rampe en 1998, lors du crash à Halifax, et trois ans plus tard, lors de la chute de Swissair, où vous avez montré ce qu’est une communication professionnelle. Comment vous sentiez-vous alors?
Lorsque l’appareil Swissair MD-11 s’est écrasé près de Halifax, j’ai été catapultée sur le devant de la scène en une nuit. Même si une telle entreprise dispose toujours d’un scénario de crise, je me suis demandée où étaient passés tous ces messieurs importants lorsque l’accident est arrivé. Et là je me suis dit: «Maintenant il faut assurer!» On m’a souvent demandé plus tard comment j’ai réussi à maîtriser la situation, mais sur le moment, on n’y pense pas. Nous sommes tous bien plus fort que nous le pensons. Malgré toutes les personnes qui m’entouraient, toute l’attention était focalisée sur moi. Il s’agissait d’une nouvelle forme de communication. Et nous avons décidé de relever le défi. Le moindre fait établi était aussitôt communiqué aux journalistes. Ancienne journaliste moi-même, je savais parfaitement comment ils fonctionnaient, et c’était un avantage de taille. Je n’ai jamais perdu mon sang froid, même lorsque les journalistes m’appelaient 70 fois dans la même journée. Lorsqu’on s’est rendu compte que cette stratégie fonctionnait, j’ai bénéficié d’un grand appui au sein de l’entreprise. C’est pourquoi j’ai aussi pu procéder de manière non conventionnelle quelquefois: je me suis arrangée par exemple pour que les journalistes puissent se rendre directement à Halifax après la conférence de presse, sans passeport, sans visa et uniquement avec un bagage que nous leur fournissions. Certes, on me disait alors: «Mais tu ne peux pas faire cela, où veux-tu que je trouve un avion?» Mais cela m’importait peu, c’était le genre de détails que l’on pouvait régler ultérieurement. C’est ainsi qu’il y a eu quelques mesures inédites. Mais aujourd’hui encore, j’affirme avoir simplement fait mon travail.
Mais vous avez fait le travail différemment, à votre manière.
Oui. Je me suis concentrée sur les faits tout en faisant preuve d’empathie. Et les gens l’ont apparemment remarqué. Car pour être crédible, il faut être franc et faire preuve de transparence. Après le crash, la situation économique est devenue très difficile et j’étais malheureusement impuissante face à cela. Subitement, on disait: Swissair, c’est Tschanz, ce qui était très dangereux. Puis, peu avant la fin, M. Corti m’a mise à la porte, parce qu’il a voulu tout gérer tout seul. A l’époque, je pensais que le moment était mal choisi. Mais je n’aurais jamais pu imaginer que tous les avions resteraient au sol le 2 octobre 2001.
Dans une telle situation, quelle part d’un concept de communication de crise peut-on mettre en oeuvre?
Très peu. On peut mettre en oeuvre certaines procédures et la hiérarchie définie dans le concept. Mais dans une telle situation, il y a toujours un facteur aléatoire: le côté émotionnel. Lorsque, le matin de la chute, ces messieurs pleuraient dans les couloirs, ce n’est pas parce qu’ils étaient impuissants, mais parce qu’ils étaient submergés par leurs émotions. Il ne faut pas refouler ses émotions, mais il ne faut pas se laisser submerger par elles. Il est donc très important de toujours envisager le pire, même si c’est désagréable. Et ce, pas uniquement en cas de catastrophe, mais aussi dans la vie courante.
Depuis, vous avez mis en lumière beaucoup d’autres entreprises. Quel est le secret d’une communication d’entreprise et d’un travail médiatique de qualité?
En premier lieu la transparence, la franchise et l’honnêteté. Tout le monde le sait, mais dans une telle situation, on se replie souvent sur soi-même. Et là les médias se mettent à spéculer, ce qui est bien pire. Il faut des faits, pas de blabla. Et surtout: si on respecte les médias, ils respecteront l’entreprise. Les jérémiades des CEO à propos des médias sont tout à fait inappropriées. Soyons heureux que nos médias puissent faire leur travail en toute liberté. Le tout est une question de respect mutuel. La communication n’est pas un art.
Oui, mais il faut assurer, le moment venu.
C’est exact. Il faut faire ses preuves. Beaucoup pensent pouvoir s’en tirer avec la tactique du salami.
Et le pire, c’est que cela fonctionne souvent.
A court terme peut-être, mais jamais à long terme. Le pire dans la communication, c’est de mentir, car c’est le meilleur moyen de nuire à l’entreprise. Et je souhaite ajouter ceci: on pense toujours que la communication n’est destinée qu’à l’extérieur. Alors que la communication intérieure est tout aussi importante, si ce n’est plus. Elle est la base de tout. Et c’est là que beaucoup font une erreur.
Lorsque vous avez quitté Sulzer Medica en 2003, vous avez été critiquée pour vos indemnités de départ. Comment avez-vous géré cela?
J’ai toujours su qu’un jour je subirai le revers de la médaille. Quand on connaît la gloire, tôt ou tard, on vous descend de votre piédestal. Lorsque Sulzer Medica est tombée sous les feux de la critique à cause des prothèses de hanches défectueuses, tous les médias en ont parlé. On nous a proposé un programme d’options et la perspective d’une indemnisation si nous parvenions à trouver une solution. Tous les mois, nous nous sommes rendus dans l’Ohio et avons négocié avec la juge fédérale et un pool d’avocats. Malgré le pessimisme ambiant, nous n’avons jamais baissé les bras. C’est ainsi que nous avons pu poursuivre l’exploitation de l’entreprise, lui assurer un avenir et sauver 700 emplois à Winterthour. Et lorsque l’indemnité est arrivée (deux millions de francs), nous avons été qualifiés d’arnaqueurs. Mais moi, je disais toujours: «Quoique vous écriviez, le fait est que nous avons obtenu un résultat.» Je n’ai absolument pas mauvaise conscience. Bien qu’importante, l’indemnité s’appuyait sur un système de bonus-malus. Si nous n’avi-ons pas atteint notre objectif, nous n’aurions pas touché un centime. Certes, la critique m’a affectée, mais je ne me suis jamais considérée comme une arnaqueuse.
Vous comptez parmi les plus grands managers de Suisse. Aviez-vous un plan de carrière bien défini?
Je n’ai jamais fait de plan de carrière. Les Américains me demandaient souvent: «Beatrice, what’s your next career step?» Je répondais: «Je n’en ai pas, j’aime ce que je fais.» Et c’est ainsi que tout s’est enchaîné. Lorsque j’ai quitté Jelmoli, Philippe Bruggisser m’a appelé un soir à 9 heures et m’a dit: «Bonsoir, c’est Bruggisser de Swissair. J’ai besoin de quelqu’un pour la communication, pourrions-nous nous rencontrer?» Devant l’aveu de mon ignorance en matière d’avions, il m’a assurée que cela n’avait pas d’importance et qu’il y avait assez de spécialistes en la matière. Et lors de notre première rencontre, il m’a dit quelque chose qui m’a beaucoup impressionnée: «Vous savez, je ne suis pas bon dans ce domaine.» Que quelqu’un reconnaisse ne pas savoir faire quelque chose – et à fortiori un homme – est extrêmement rare de nos jours.
Vous avez toujours évolué dans un monde de managers masculins. Comment avez-vous vécu cela?
Peut-être étais-je en avance sur mon temps. Je n’ai jamais fait de différences. Peu importe que ce soit moi qui servait le café ou quelqu’un d’autre; les femmes m’ont d’ailleurs critiquée quelquefois pour cette attitude. Je n’ai jamais été dans une logique de compétition entre hommes et femmes, mais plutôt de complémentarité. Cela a déjà commencé chez Ringier. J’ai été pendant trois ans rédacteur en chef adjointe du magazine Annabelle et lorsque le rédacteur en chef est parti, j’ai dit: «A présent, c’est moi qui prend la relève !» Et là, on m’a dit: «Non, écoute, tu assures tellement bien la suppléance. » La direction avait déjà quelqu’un en tête pour ce poste, mais ce n’était pas moi. Et pour moi, pas question d’être l’éternelle suppléante. J’ai ensuite été rédactrice en chef pendant quatre ans du magazine Femina. Et un jour, j’ai dit: «C’est sympathique de travailler avec des femmes, mais il nous faut quelques hommes.» J’ai donc embauché un secrétaire, qui préparait notamment mon café. Et j’ai été convoquée par l’éditeur qui m’a demandé ce qui me prenait, persuadé qu’un homme ne pouvait pas occuper un poste de secrétaire. Alors que l’homme en question voulait juste mettre un pied dans l’univers du journalisme et il a d’ailleurs fini par devenir un très bon journaliste. Mais plus importante que l’histoire du café est la question de savoir si les hommes et les femmes perçoivent le même salaire pour le même travail. Et je pense que dans ce domaine, les femmes sont toujours défavorisées. C’est comme pour un variateur de lumière: le changement est lent, mais je reste confiante.
Outre les crises que vous avez eu à gérer pour les entreprises, vous n’avez pas été épargnée à titre privé non plus. Qu’est-ce qui vous a permis de vous en sortir?
Vous faites allusion à la maladie et au décès de mon premier mari. Vous savez, même au pire de sa maladie, nous avons connu beaucoup de moments très précieux. Il était la joie de vivre incarnée et a lutté jusqu’au bout. Durant nos 25 ans de mariage, nous avons partagé beaucoup de choses. Ce qui m’a consolée, c’est qu’il a encore réussi à faire tout ce qu’il a voulu pendant ses 10 dernières années. Et lorsque la mort est arrivée, j’étais prête. Il m’avait fait promettre de poursuivre ma vie. C’est ainsi que j’ai pu rebondir. Environ six mois après son décès, je me suis dit: «Le temps est venu pour toi de reprendre une vie sociale, de faire quelque chose.» En fait, je cherchais un nouveau départ. La vie a repris son cours et, ô surprise, m’a fait rencontrer un veuf 18 mois plus tard. Nous sommes tombés amoureux et avons décidé de vieillir ensemble. L’essentiel, c’est de lâcher prise. Peu importe que ce soit à titre professionnel ou privé. Ceux qui ne lâchent pas prise ne sont pas libres. Certes, c’est très difficile. Mais si on a conscience que la vie est faite de rires et de larmes, on y arrive plus facilement-
Qu’est-ce que la lumière pour vous?
La lumière, c’est la vie. J’aime le soleil. J’ai longtemps pris mes vacances en hiver pour fuir au soleil. Mais à la maison aussi, la lumière est essentielle. Ce n’est pas une question d’aménagement de l’intérieur, il s’agit bien plus de chaleur émotionnelle, la lumière, c’est le bien-être. Mon mari actuel a été pendant 40 ans professeur d’architecture à l’EPF et c’est grâce à lui que j’ai découvert l’architecture et appris à prêter attention aux choses comme la lumière. J’ai appris à voir.
Et vos plans d’avenir?
J’aimerais bien entendu encore faire beaucoup de choses! L’une d’entre elles se réalisera prochainement: nous nous rendrons au Maroc. J’aimerais aussi encore pouvoir faire quelques voyages avec mon mari. Et je souhaite également quelques changements sociaux. Le fait que l’on puisse travailler et vivre à la limite de la pauvreté est un thème qui me préoccupe. Je souhaite que cela change. Et j’essaie d’y contribuer, même si ce n’est qu’à toute petite échelle. Mais l’essentiel, c’est de rester en bonne santé le plus longtemps possible. Le matin, lorsque je me lève, j’ai souvent mal ici ou là. Mais mon médecin m’a dit un jour ceci: «Vous savez, si vous n’avez plus mal nulle part, c’est que vous être morte.»