Avec doigté

Le piano est son principal moyen d’expression, le silence sa source d’inspiration et le doute un moteur indispensable. Entretien avec le musicien, pianiste et interprète suisse Oliver Schnyder. Il lève le voile sur sa vie d’artiste, nous parle de son passé et évoque son avenir dans la musique. Un penseur passionné – mais tout sauf cérébral.

Monsieur Schnyder, quand on pense à un pianiste, on l’imagine souvent seul dans une pièce silencieuse…

Je comprends. Oui, la fameuse solitude du pianiste… Au fond, ce n’est pas dans ma nature de m’exposer devant un public. Mais ce qui naît dans cette pièce silencieuse, dans le vide pourrait-on dire, ce fruit d’un travail solitaire, je veux et je dois le faire connaître tôt ou tard.

Vous êtes musicien, pianiste et interprète par passion. Pouvez-vous nous expliquer votre processus créatif?

Je cherche, j’expérimente, je rejette. Face à l’oeuvre d’un autre, on tente d’en percer les secrets, de saisir son essence et de comprendre ce qu’elle veut me ou nous dire. À travers la partition, le compositeur transmet ce message codé au moyen de notes noires et blanches. Tout l’art de l’interprète réside dans le décodage du message et sa traduction sous une forme sonore. Ce rôle de reproduction nous place au second rang.

Un instrumentiste possède une sonorité qui lui est propre.

Quand savez-vous que ce travail de recherche a porté ses fruits?

Lorsque je suis convaincu de pouvoir interpréter l’oeuvre d’une manière me permettant de respecter l’intention du compositeur. Le chemin qui y mène passe par des moments sombres de doute, parfois même de désespoir. C’est désagréable, mais c’est aussi un moteur indispensable pour le processus de création. Après un concert, je retiens surtout le décalage important entre les attentes et la réalité et comment je pourrai le réduire la fois suivante.

La musique naît du silence. La musique a besoin du silence. Oliver Schnyder puise son inspiration dans un espace intérieur de sérénité.

Et quelle est la part personnelle, la part d’Oliver Schnyder que l’on retrouve dans les oeuvres interprétées?

Une certaine part. Un instrumentiste possède une sonorité qui lui est propre. C’est comme son écriture. Cependant, lorsque je m’entends à la radio par hasard sans savoir que c’est moi, il m’arrive curieusement de ne pas me recon-naître – contrairement à un auditoire réceptif, qui pense que ma façon de jouer est très distinctive. Ce qui prouve que la manière dont on se perçoit soi-même et la manière dont nous perçoivent les autres diffèrent.

La musique classique fait partie de vous depuis votre enfance. Vous souvenez-vous comment tout a commencé?

Dans la maison de mes parents, il y a toujours eu de la musique, surtout de la musique classique. Notre voisine, qui était professeure de musique, avait un vieux piano que j’ai pu utiliser dès trois ans dans la buanderie commune. Ma voisine a vite remarqué que ma façon de pianoter était assez méthodique et a dit à mes parents que cette ténacité du petit garçon que j’étais était remarquable. Deux ans plus tard, mes parents m’ont acheté un piano et m’ont fait prendre des cours.

L’humilité est indispensable. Pour se laisser porter par un compositeur, par l’oeuvre qu’il nous a laissée.

Et vous n’avez jamais arrêté depuis. Aviez-vous un plan B?

Non – n’est-ce pas incroyable? Ce n’est qu’aujourd’hui, à 49 ans, que je réfléchis à cette question. À un âge où l’on prend davantage conscience que nous ne sommes pas éternels, que rien ne dure. Et si je me blessais à la main? Et qu’est-ce que je veux encore accomplir sur le plan artistique?

Vous avez des réponses à ces questions?

Une certitude venue du plus profond de moimême s’est rapidement imposée: tant que ma tête fonctionnera, je resterai toujours un musicien. Quand mon appareil locomoteur dira stop, je passerai par d’autres voies: je peux à tout moment donner plus de cours, peut-être devenir chef d’orchestre, transmettre la musique sans jouer moi-même. Je suis déjà très impliqué dans mes activités d’intendant de concerts et de festivals. Elles expriment, elles aussi, mon besoin de mettre ma vie au service de la musique. Je ne dois donc pas forcément jouer moi-même pour être un musicien. (Sourire)

Êtes-vous souvent sur scène?

Cela varie selon les années. D’une manière générale, je joue un peu moins qu’avant la pandémie de Covid-19. Pour préserver mon énergie, j’ai décidé de limiter un peu mes apparitions sur scène. C’est pourquoi j’accepte moins d’engagements que par le passé. Cette année, je vais faire une cinquantaine de concerts.

Soit presque un par semaine…

C’est un bon chiffre pour moi. Plus jeune, je pouvais donner 90 concerts par an. Mais c’était une époque où je me consacrais pleinement à ma carrière de concertiste et où je n’avais pas encore fondé de famille.

Outre vos nombreuses répétitions et apparitions sur scène, où trouvez-vous l’inspiration, qu’est-ce qui vous stimule?

Ce que je préfère, c’est quand l’inspiration vient alors que l’on ne s’y attend pas. Je traverse le monde et la vie avec tous les sens en éveil, et tout peut m’inspirer. Mais la plupart du temps, l’inspiration ne vient que lorsque l’on travaille sans relâche sur son instrument. Puis de nouveau dans la nature ou les relations humaines. J’ai un groupe d’amis passionnés par les arts les plus divers, surtout la littérature. La littérature est très importante pour moi, je suis un rat de bibliothèque. J’aime aussi écrire. En ce moment, je travaille sur un dialogue entre artistes avec l’écrivain renommé Alain Claude Sulzer.

Je cherche, j’expérimente, je rejette.

Quand appréciez-vous des moments de silence?

En toute honnêteté? Tout le temps. Je suis un être de solitude. Je souffre un peu de misophonie, j’évite le bruit. De même, le matraquage musical dans l’espace public m’irrite au plus haut point. Je fuis les grandes foules. En fait, c’est paradoxal que j’aime quand même me produire sur scène. Sur scène, je suis dans ma bulle, dans mon «safe space».

Quel est le lien entre la musique et le silence?

La musique naît du silence. La musique a besoin du silence. La musique découpe, ordonne et façonne le temps, elle s’exprime ainsi sans un mot. C’est donc un «art du temps». Deux sons qui retentissent l’un après l’autre sont des événements structurants, des incidences. Le flux musical – la musique – se produit entre les deux.

C’est une vision à méditer. Pourriez-vous préciser votre pensée?

Nous voyons le temps comme un phénomène horizontal, la musique l’est donc également. En revanche, la touche qui crée le son est enfoncée dans le sens vertical. C’est donc la ponctuation du continuum du temps.

Quelle est la place de l’improvisation entre les lignes?

L’improvisation est essentielle pour tout musicien. Toutefois, je ne fais pas partie de ceux qui, comme les grands musiciens de jazz par exemple, sont capables de créer de la musique au pied levé. Pour moi, l’improvisation, c’est la liberté de choisir spontanément, pendant le concert, l’une des nombreuses variantes travaillées, qui apportent un éclairage sur différentes facettes de l’oeuvre présentée. Le public ne s’en rend pas vraiment compte, mais cela me donne le sentiment d’instaurer une distance bienvenue avec moi-même et la magie du moment

Oliver Schnyder au festival de musique Lenzburgiade en juin 2023 avec l’orchestre de chambre de Pforzheim.

Avez-vous un rituel avant vos concerts?

Le jour d’un concert, rien d’autre ne compte: je me concentre exclusivement sur la représentation du soir. J’ai besoin de silence, je dois être seul et je me rassure sur mon instrument encore et encore: «Oui, ça va, je sais encore faire!» Une heure avant mon entrée en scène, un calme particulier, un «Om», se met en place.

Le son originel, une sorte de vibration primitive…

Le son «Om» a quelque chose d’un peu fataliste, il signifie pour moi: «Tu dois y aller maintenant, tu ne peux pas revenir en arrière». Il crée une clarté, la certitude que je vais me sentir bien sur scène et me «livrer» complètement. Le trac en fait partie aussi, nous connaissons tous cela. Ah oui, j’ai failli oublier: l’Om, c’est un training autogène, mais aussi une banane, du chocolat noir, des noix et deux litres d’eau… (rires)

Vous avez joué sur tous les continents. Quelle influence cela a-t-il sur votre façon de faire de la musique?

Chez certains publics, on sent une attention plus forte et un profond intérêt. Notamment au Japon, à Taiwan ou en Corée du Sud – des pays qui ont découvert la musique classique assez récemment. Il y a comme un retard à combler, un respect touchant, une gratitude pour un objet qui vient d’Occident. L’inverse est moins vrai: nous nous intéressons aux arts martiaux, mais pas avec une telle ardeur

La musique est écoutée par un public très spécifique.

C’est vrai. L’intérêt pour la musique classique ne se développe généralement qu’à partir d’un certain âge, lorsque les gens comprennent que toutes les expériences qu’ils ont vécues, tous leurs hauts et leurs bas y trouvent une traduction sonore. En tant que musiciens, nous avons un devoir de transmission. Nous devons veiller à ce que le flambeau soit transmis aux futures générations.

Vous vous engagez dans ce sens en Suisse à travers diverses manifestations et dans un centre culturel. Parlez-nous de votre engagement.

Je suis co-fondateur et directeur artistique des concerts Piano District, co-intendant du Festival Lenzburgiade – avec ma compagne – et directeur artistique du centre culturel La Prairie Bellmund. Toutes ces activités me rendent heureux et me permettent de transmettre quelque chose.

La musique naît du silence.

us êtes également membre de l’Oliver Schnyder Trio, qui fête son dixième anniversaire en 2023. Félicitations!

Merci. Nous avons célébré cet anniversaire au Wigmore Hall, à Londres, et à la Tonhalle Zürich, où nous avons joué à guichets fermés. Pour notre plus grand plaisir, il a même fallu installer des chaises sur la scène…

Comment décririez-vous la force du collectif?

Au sein d’un groupe de musique de chambre, le travail de répétition et de création, qui est habituellement solitaire, est partagé avec des personnes qui ont des affinités et des idéaux communs. C’est un exutoire fantastique. Pendant nos répétitions, nous communiquons parfois sans dire un mot, c’est une forme de communication intime qui crée une confiance aveugle.

Quelle est selon vous votre plus grande réussite?

(Réfléchit longuement.) Certainement pas les étapes classiques d’une carrière dans ce métier. Bien sûr, ma première prestation sur la scène du Carnegie Hall a été une étape importante pour moi à l’époque, comme d’autres «débuts» et «firsts». Pour être tout à fait sincère, je dirais que ma plus grande réussite est de ne jamais avoir changé de cap, d’avoir gardé l’envie et la curiosité de découvrir de nouveaux univers et promesses musicaux. Et le sentiment que la reconnaissance du public pour ce que je fais est toujours aussi marquée et s’est même renforcée avec les années.

Vous semblez très humble…

Ce n’est pas très cool, non? Mais il est important de savoir faire preuve d’humilité pour aborder une partition avec responsabilité, en sachant que l’on ne peut jamais être pleinement à la hauteur de la grandeur d’une oeuvre. Tout en cherchant sans cesse à se renouveler, tel Sisyphe. Cela permet de garder les pieds sur terre. Même si, de temps à autre, Bach, Beethoven et Schubert chuchotent des mots d’encouragement à mon oreille: «Take it easy, man!» (Sourire)

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