Virtuose de la cuisine

J’ai faim. Heureusement que je ne suis plus très loin de Fürstenau, la plus petite ville au monde. Je vais y rencontrer l’un des plus grands cuisiniers sur terre. Un escalier abrupt me conduit à l’entrée du château de Schauenstein. J’y sens déjà les bonnes odeurs de cuisine. Et soudain, le voilà … Andreas Caminada. Cool, jeune, dynamique, sûr de lui – et surtout très sympathique.

Qu’est-ce que le plaisir gastronomique pour vous?

Le plaisir gastronomique est une affaire de conscience et de temps. En vieillissant, on lui accorde une plus grande importance.

Les choses les plus simples sont souvent les meilleures.

Vous êtes, vous aussi, client de temps en temps dans un autre hôtel ou restaurant. Faites-vous automatiquement des comparaisons?

Le fait de comparer est inhérent à la nature humaine. Et je le fais bien sûr, mais toujours dans une «juste mesure». J’examine plutôt la situation du marché et cherche une nouvelle inspiration. Pour les repas, je fais surtout attention au rapport qualité/prix, sans comparer. Dans ces moments, je veux déconnecter et simplement apprécier, sans me perdre dans des réflexions entrepreneuriales. Ce qui compte pour moi, c’est que les gens soient sympathiques. Ils doivent tout simplement être des hôtes dans l’âme.

Pourquoi se sent-on tellement bien au château de Schauenstein?

C’est un tout, notre amour du détail – l’amabilité, les locaux, la propreté, les menus, le vin, les matériaux, l’ambiance et l’attitude de nos collaborateurs. Ce sont précisément ces valeurs – la passion de recevoir – que je transmets à mon équipe. La perfection, de l’accueil à l’addition. Nous voulons transporter nos clients dans un autre monde. Avec toute notre énergie et notre coeur. Il y a de beaux hôtels dans le monde entier. Mais au final, ce sont surtout les collaborateurs qui font la différence. Chaque membre de mon équipe doit devenir un hôte. Les clients sont aussi les leurs et pas seulement ceux de Caminada.

Certes, mais lorsque l’addition arrive, vos clients risquent de déchanter.

La qualité a un prix et nos clients en sont conscients. Je pense en outre que notre rapport qualité/prix est juste.

Les clients ne viennent-ils que pour Andreas Caminada?

Nos clients viennent principalement pour vivre un moment spécial au «Schloss Schauenstein».

Avez-vous déjà eu des clients mécontents?

En un peu plus de 12 ans, nous avons peut-être eu un ou deux clients mécontents. La plupart arrive chez nous dans une disposition favorable, voire avec de la curiosité et désireux d’être surpris. Et c’est précisément notre objectif: leur faire vivre un moment exceptionnel, dont ils se souviendront longtemps. Nous voulons donner le meilleur au quotidien – la qualité et la perfection associées à des plats créatifs, dignes de Lucullus. Nous ne voulons pas être déconnectés de la réalité, mais rester humains et authentiques. Nous sommes une équipe jeune, dans laquelle chacun peut se fier à l’autre et s’occuper de tout. Et surtout des clients. Se sentir tout simplement bien, telle est notre devise.

La cuisine des «étoilés» doit être diversifiée. Y a-t-il des limites?

Bien qu’ayant déjà réalisé beaucoup de choses, nous souhaitons poser de nouveaux jalons. Nous voulons donner le ton, ne pas rester figés. Ce n’est qu’en nous développant sans cesse que nous pourrons donner de nouvelles impulsions. En tant que dirigeant, il est de mon devoir de fixer des objectifs, d’avoir une vision et de la vivre. Cela n’est possible qu’avec des lignes directrices claires et, bien sûr, des relations harmonieuses entre nous.. Sans oublier le plaisir et la joie de faire ce métier. Tel est le prix de la créativité. Et nous ne manquons pas d’idées. J’ai en général deux ans d’avance dans ma tête.

J’aime être l’hôte.

Certes, mais n’arrive-t-il pas un moment où on atteint les limites en matière d’ingrédients et de possibilités de combinaison?

Non, jamais! Celles-ci sont infinies. Cela dépend bien sûr de notre créativité, de la curiosité et du plaisir qui nous poussent à emprunter de nouvelles directions et, plus important encore, des sources d’inspiration. Un bon équilibre entre la vie et le travail est essentiel pour suivre de nouvelles voies et développer de nouvelles idées. Et il est tout aussi important de suivre une ligne bien tracée malgré les nombreux produits. Ma cuisine a évolué au fil des ans, mais elle est restée la même d’une certaine manière. Je regarde aussi à droite et à gauche et me laisse inspirer. Mais c’est à moi seul que revient la décision quant à la réalisation d’un plat.

A quoi reconnait-on le célèbre style Caminada?

Il faut poser la question à nos clients. Pour moi, il est important que le produit soit reconnaissable et le repas authentique: apprêté, mais sans fioritures, respectueux du produit et soucieux du détail. Des produits simples préparés avec beaucoup d’engagement.

Vous travaillez beaucoup. Arrivez-vous à trouver une diversification dans votre vie personnelle?

Mon métier est très varié et donc diversifié. Ne serait-ce que par les gens que je rencontre au quotidien, également à titre privé. Ma vie privée et ma vie professionnelle sont en outre étroitement liées, je ne peux pas les séparer. Je suis à présent marié depuis trois ans et papa d’un petit garçon depuis un an et demi, ce qui me comble bien entendu et me permet de lever le pied d’une belle façon. Nous publions par ailleurs notre propre magazine «Caminada», qui nécessite de nombreux voyages. C’est toujours un nouvel élan spirituel qui me permet d’avancer dans mon travail. Et nous élargissons aussi constamment la palette de produits dans notre boutique.

Qu’est-ce que ce magazine?

Il est dans tous les cas 100 pour cent Caminada et ne doit pas devenir un livre de cuisine. Nous voulions aller à la rencontre de nouvelles personnes. Nous y décrivons tout ce que nous avons vécu dans le monde – art, design, culture, voyages et bien entendu aussi la gastronomie. C’est un échange entre collègues. La régionalité est très importante et nous la renforçons encore davantage – en cuisine comme dans le magazine. La cuisine sud-américaine, par exemple, est très tendance en ce moment. On y trouve d’innombrables variétés de pommes de terre – de l’Amazonie jusque dans les régions montagneuses les plus élevées. Le tout bio et en petite production. C’est de ce type de thèmes et d’expériences que nous parlons dans ce magazine, deux fois par an.

On a l’impression actuellement que tout le monde «blanchit» et «caramélise». Pourquoi les émissions culinaires ont-elles tellement de succès?

Le boom s’est surtout produit avec Jamie Oliver. Peut-être que cet engouement diminuera avec le temps. Mais l’alimentation restera toujours un thème capital, ce que je cautionne parfaitement. Car manger est essentiel pour et dans notre société. Ce n’est pas simplement une tendance, c’est à la fois un besoin fondamental et un luxe, auquel il faut accorder l’attention qui lui incombe.

Manger est à la fois un besoin fondamental et un luxe.

En ce qui vous concerne, vous vous tenez éloigné des émissions culinaires. Est-ce dû à une offre insuffisante?

Non … oui … peut-être. Il faudrait que ce soit un bon show. Par exemple, un reportage de voyage combiné avec de la cuisine. Ce serait un bon concept.

Vous avez 38 ans aujourd’hui. Vous avez obtenu votre première étoile à 27 ans. Et à 33 ans, vous aviez déjà reçu maintes récompenses. La motivation est-elle toujours là?

En effet, nous avons réalisé beaucoup de choses et nous en sommes très fiers. Et c’est précisément pour cette raison qu’on peut et qu’on doit se remotiver à nouveau. Se fixer de nouveaux objectifs, accomplir ses visions. Grâce au succès, nous avons aussi la possibilité à présent de réaliser des choses qui nous tiennent à coeur. Comme par exemple vivre notre esprit pionnier avec notre restaurant éphémère en novembre dernier, avec Swiss sur le vol Zurich – New York. C’est ainsi que nous pouvons écrire et raconter notre histoire.

Qu’est-ce qui vous caractérise, en tant que personne?

Je suis ambitieux, mais pas obstiné. Mon travail me procure beaucoup de plaisir et c’est aussi une passion pour moi. Il faut savoir être patient, même si je me qualifierais plutôt d’impatient. J’ai le souci du détail et je cultive cela pour les grandes comme les petites choses. C’est important, dans tous les domaines. Pas seulement en cuisine.

On dit qu’en cuisine, c’est comme sur un chantier. Etes-vous un chef très strict?

Non, pas chez nous. Certes, il existe des situations un peu plus stressantes que d’autres. Mais la discipline et la fiabilité sont capitales à ce niveau de prestation. C’est ce que je transmets à mes collaborateurs. Mais avec calme. Crier dans tous les sens ne sert à rien et cela ne me correspond pas. Nous avons besoin d’énergie positive. Toute nervosité serait totalement contre-productive. Nous faisons tous des erreurs, mais nous en discutons de façon constructive, avec respect et discernement.

La cuisine étoilée est-elle surestimée, car un plat simple et traditionnel peut aussi être excellent?

Ce sont deux choses totalement différentes. Faire une cuisine étoilée signifie cuisiner à un certain niveau et être créatif. C’est pourquoi les étoiles sont une attestation de performance et les garantes d’une «gastronomie très raffinée». Un cuisinier avec peu de distinctions peut certes très bien cuisiner aussi, mais peut-être que ses plats ne seront pas aussi aboutis en termes de travail, de présentation et d’invention que les nôtres. Certes, nous ne pouvons pas mieux préparer une noix de veau mijotée. Mais nous la mettons en scène et l’accompagnons différemment. Ce sont les détails qui font la différence.

Qui vous a le plus marqué, dans votre métier?

Tous les chefs que j’ai eus jusqu’à présent. On retient toujours quelque chose de chacun. Pour l’un, c’était la rentabilité, pour l’autre la qualité et l’acharnement pour le détail. Mais ce sont les expériences que l’on fait soi-même qui marquent le plus.

Comment, quand et où naissent vos meilleures recettes?

On n’arrête jamais de réfléchir. L’inspiration jaillit de partout. Je sais ce que j’aime et ce que je veux avoir dans mes menus. Je peux aussi imaginer la présentation. A cela s’ajoutent la saisonnalité et la régionalité. Et je passe aussi beaucoup de temps dans la cuisine expérimentale du château où je fais des essais, encore et encore, jusqu’à ce que j’obtienne le résultat voulu. Mais tout commence dans la tête … et celle-ci n’est pratiquement jamais en mode repos.

Le tourisme suisse se plaint du manque de clients. Alors que vous ne cessez de croître. Que faites-vous de plus que les autres?

Il faut être plus performant que les autres. On n’a rien sans rien, c’est bien connu. La taille plutôt petite de notre entreprise (35 collaborateurs) est certainement un atout pour nous. On peut ainsi encore miser davantage sur la qualité et avoir une meilleure vue d’ensemble sur l’équipe, afin d’intervenir rapidement auprès de chacun. Nos clients sont par ailleurs suisses à 80 pour cent et nous sommes donc moins dépendants des crises économiques européennes. Et pour le gourmand international pur et dur, aucun voyage n’est trop long pour déguster un bon repas.

La «haute cuisine» n’est-elle destinée qu’à la haute société?

Ce n’est pas le cas chez nous. Nous avons une clientèle très hétéroclite, qui se situe entre 20 et 100 ans. Du simple salarié et autochtone au multimilliardaire, qui arrive en hélicoptère. Chez nous se retrouvent tous ceux qui veulent vivre quelque chose de spécial et bien manger. Certains ne s’offriront l’événement Schauenstein qu’une fois pour une occasion très spéciale, tandis que d’autres reviendront de façon récurrente. Le snobisme n’a pas cours chez nous. Nous sommes au contraire une équipe jeune et passionnée, qui veut offrir aux clients une expérience inoubliable. Et c’est précisément cette jeunesse qui attire beaucoup de nos clients.

Quels sont vos défauts que nous ne connaissons pas?

Oh, il y en a beaucoup. Mais vous n’avez pas besoin de les connaître … (rires) … Mais ce que je peux vous confier c’est que je suis quelquefois un peu têtu et borné. Le fait est que j’ai mon opinion, des idées très précises et ma propre ligne de conduite.

Les voyages vous ont motivé à devenir cuisinier. Mais vous semblez être très attaché à votre pays. Qu’est-ce qui vous retient ici?

J’ai passé beaucoup de temps à l’étranger. Mais j’aime être ici. Les montagnes sont ma patrie. Il était clair pour moi que je ne pourrais réaliser mon rêve qu’ici. Les possibilités et l’environnement étaient tout simplement parfaits à Fürstenau. Et avec le succès vient aussi une grande responsabilité, ce qui vous lie encore plus à l’endroit.

Vous invite-t-on aussi à manger ou est-ce que personne n’ose cuisiner pour vous?

Je ne peux pas être un invité si terrible. En tout cas, je suis souvent invité. Je crois même que beaucoup y voient un défi de m’avoir à leur table. Ils peuvent ainsi montrer leurs talents culinaires. Bien entendu, je ne me permettrais jamais de critiquer le repas, sinon on ne m’invitera plus. Mais la plupart de mes hôtes savent qu’ils n’ont pas besoin de m’impressionner. J’apprécie avant tout ces soirées pour leur convivialité. Mais je n’ai malheureusement pas suffisamment de temps pour cela.

Peut-on encore vous étonner sur le plan culinaire?

Oui, les gens font souvent beaucoup d’efforts, mais les choses les plus simples sont souvent les meilleures. Récemment, un ami a cuisiné des pizokels pour moi. C’était génial.

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